Le gouvernement allemand de Max von Baden demanda au président Woodrow Wilson un cessez-le-feu le 4 octobre 1918. « Les Allemands et les Autrichiens ont clairement indiqué qu’il ne s’agissait pas d’une reddition, ni même d’une offre de conditions d’armistice, mais d’une tentative de mettre fin à la guerre sans conditions préalables susceptibles de nuire à l’Allemagne ou à l’Autriche. »Cela a été rejeté et les combats se sont poursuivis. Le 6 octobre, il a été annoncé que Karl Liebknecht, qui était toujours en prison, exigeait la fin de la monarchie et l’installation de Soviets en Allemagne. (32)
Bien que la défaite semblait certaine, l’amiral Franz von Hipper et l’amiral Reinhard Scheer ont commencé à planifier l’envoi de la Flotte impériale pour une dernière bataille contre la Royal Navy dans le sud de la mer du Nord. Les deux amiraux ont cherché à mener cette action militaire de leur propre initiative, sans autorisation. Ils espéraient infliger autant de dégâts que possible à la marine britannique, afin d’obtenir une meilleure position de négociation pour l’Allemagne, quel que soit le coût pour la marine. Hipper a écrit « Quant à une bataille pour l’honneur de la flotte dans cette guerre, même si c’était une bataille à mort, ce serait la base d’une nouvelle flotte allemande…une telle flotte serait hors de question en cas de paix déshonorante. » (33)
L’ordre naval du 24 octobre 1918 et les préparatifs de la navigation déclenchèrent une mutinerie parmi les marins touchés. Au soir du 4 novembre, Kiel était fermement aux mains d’environ 40 000 marins, soldats et ouvriers rebelles. « Les nouvelles des événements de Kiel se sont rapidement rendues dans d’autres ports voisins. Au cours des 48 heures suivantes, des manifestations et des grèves générales ont eu lieu à Cuxhaven et Wilhelmshaven. Les conseils d’ouvriers et de marins étaient élus et détenaient le pouvoir effectif. » (34)
Le chancelier, Max von Baden, a décidé de céder le pouvoir à Friedrich Ebert, le chef du Parti social-démocrate allemand. Lors d’une réunion publique, l’un des plus fidèles partisans d’Ebert, Philipp Scheidemann, a terminé son discours par les mots: « Vive la République allemande! »Il a été immédiatement attaqué par Ebert, qui croyait encore fermement à la monarchie: « Vous n’avez pas le droit de proclamer la république. » (35)
Karl Liebknecht, qui avait été libéré de prison le 23 octobre, est monté sur un balcon du Palais impérial et a prononcé un discours: « Le jour de la Liberté est arrivé. Je proclame la république socialiste libre de tous les Allemands. Nous leur tendons la main et leur demandons d’achever la révolution mondiale. Ceux d’entre vous qui veulent la révolution mondiale, levez la main. »On prétend que des milliers de mains se sont levées pour soutenir Liebknecht. (36)
La presse du Parti social-démocrate, craignant l’opposition de la Ligue Spartacus de gauche et anti-guerre, vantait fièrement leurs réalisations: « La révolution a été brillamment menée à bien… la solidarité de l’action prolétarienne a brisé toute opposition. Victoire totale sur toute la ligne. Une victoire rendue possible grâce à l’unité et à la détermination de tous ceux qui portent la chemise ouvrière. » (37)
Rosa Luxemburg a été libérée de prison à Breslau le 8 novembre. Elle s’est rendue sur la place de la Cathédrale, au centre de la ville, où elle a été acclamée par une manifestation de masse. Deux jours plus tard, elle est arrivée à Berlin. Son apparence a choqué ses amis de la Ligue Spartacus: « Ils ont maintenant vu ce que les années de prison lui avaient fait. Elle avait vieilli et était une femme malade. Ses cheveux, autrefois d’un noir profond, étaient maintenant devenus tout à fait gris. Pourtant, ses yeux brillaient du vieux feu et de l’énergie. » (38)
Eugen Levine a fait des tournées de conférences en soutien à la Ligue Spartacus et a été encouragé par la réponse qu’il a reçue. Selon sa femme: « Sa première tournée de propagande à travers la Ruhr et la Rhénanie a été couronnée d’un succès presque légendaire… Ils ne sont pas venus se familiariser avec les idées communistes. Au mieux, ils étaient animés par la curiosité, ou une certaine agitation caractéristique de l’époque des bouleversements révolutionnaires… Levine a été régulièrement reçu avec des appels téléphoniques et des explosions d’abus, mais il n’a jamais manqué de calmer la tempête. Il m’a dit en plaisantant qu’il devait souvent jouer le rôle d’un dompteur de lions. » (39)
Ebert s’inquiéta du soutien croissant à la Ligue Spartacus et autorisa la publication d’un tract du Parti social-démocrate qui attaquait leurs activités: « Les actes éhontés de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg salissent la révolution et mettent en danger toutes ses réalisations. Les masses ne peuvent pas se permettre d’attendre une minute de plus et de regarder tranquillement pendant que ces brutes et leurs cintres paralysent l’activité des autorités républicaines, incitent le peuple de plus en plus profondément à une guerre civile et étranglent le droit à la liberté d’expression avec leurs mains sales. Avec des mensonges, des calomnies et de la violence, ils veulent démolir tout ce qui ose se dresser sur leur chemin. Avec une insolence dépassant toutes les bornes, ils agissent comme s’ils étaient les maîtres de Berlin. » (40)
Heinrich Ströbel, un journaliste basé à Berlin, estimait que certains dirigeants de la Ligue Spartacus surestimaient leur soutien: « Le mouvement spartakiste, qui a également influencé une partie des Indépendants, a réussi à attirer une fraction des ouvriers et des soldats et à les maintenir dans un état d’excitation constante, mais il est resté sans prise sur la grande masse du prolétariat allemand. Les réunions quotidiennes, les processions et les manifestations dont Berlin a été témoin… a trompé le public et les dirigeants spartakistes en leur faisant croire à une suite pour cette section révolutionnaire qui n’existait pas. » (41)
Friedrich Ebert établit le Conseil des Députés du Peuple, un gouvernement provisoire composé de trois délégués du Parti Social-Démocrate (SPD) et de trois du Parti Social-Démocrate indépendant (USPD). Liebknecht se vit offrir une place au gouvernement, mais il refusa, affirmant qu’il serait prisonnier de la majorité non révolutionnaire. Quelques jours plus tard, Ebert annonce l’élection d’une Assemblée constituante qui aura lieu le 19 janvier 1918. En vertu de la nouvelle constitution, tous les hommes et toutes les femmes de plus de 20 ans ont le droit de vote. (42)
En croyant à la démocratie, Rosa Luxemburg a supposé que son parti, la Ligue Spartacus, contesterait ces élections démocratiques universelles. Cependant, d’autres membres étaient influencés par le fait que Lénine avait dispersé par la force des armes une Assemblée constituante démocratiquement élue en Russie. Le Luxembourg a rejeté cette approche et a écrit dans le journal du parti: « La Ligue de Spartacus ne prendra jamais le pouvoir gouvernemental autrement que par la volonté claire et sans ambiguïté de la grande majorité des masses prolétariennes de toute l’Allemagne, jamais sauf en vertu de leur consentement conscient aux vues, aux buts et aux méthodes de combat de la Ligue de Spartacus. » (43)
Le Luxembourg était conscient que la Ligue Spartacus ne comptait que 3 000 membres et n’était pas en mesure de lancer une révolution réussie. La Ligue Spartacus se composait principalement d’innombrables petits groupes autonomes dispersés dans tout le pays. John Peter Nettl a fait valoir que « sur le plan organisationnel, Spartakus était lent à se développer… Dans les villes les plus importantes, il n’a développé un centre organisé que dans le courant du mois de décembre… et les tentatives d’organiser des réunions de caucus de sympathisants spartakistes au sein du Conseil des Travailleurs et des Soldats de Berlin n’ont pas donné de résultats satisfaisants. » (44)
Pierre Broué suggère que les grandes réunions ont aidé à convaincre Karl Liebknecht qu’une révolution réussie était possible. » Liebknecht, un agitateur infatigable, parlait partout où les idées révolutionnaires pouvaient trouver un écho… Ces manifestations, que les Spartakistes n’avaient ni la force ni la volonté de contrôler, furent souvent l’occasion d’incidents violents, inutiles voire nuisibles causés par les éléments douteux qui s’y étaient impliqués… Liebknecht pouvait avoir l’impression d’être le maître des rues à cause de la foule qui l’acclamait, alors que sans organisation authentique, il n’était même pas le maître de ses propres troupes. » (45)
Une convention de la Ligue Spartacus a commencé le 30 décembre 1918. Karl Radek, membre du Comité central bolchevique, a soutenu que le gouvernement soviétique devrait aider à la propagation de la révolution mondiale. Radek a été envoyé en Allemagne et lors de la convention, il a persuadé les délégués de changer le nom en Parti communiste allemand (KPD). La convention discute maintenant de la question de savoir si le KPD devrait participer aux prochaines élections générales.
Rosa Luxemburg, Paul Levi et Leo Jogiches ont tous reconnu qu’une « révolution réussie dépendait plus que du soutien temporaire à certains slogans par une masse désorganisée d’ouvriers et de soldats « . (46) Comme l’a expliqué Rosa Levine-Mayer, l’élection » avait l’avantage de rapprocher les spartakistes des masses plus larges et de les familiariser avec les idées communistes. Un recul, suivi d’une période d’illégalité, ne serait-ce que temporaire, ne pouvait pas non plus être totalement exclu. Un siège au Parlement serait alors le seul moyen de mener la propagande communiste openly.It on pouvait également prévoir que les travailleurs dans leur ensemble ne comprendraient pas l’idée d’un boycott et ne seraient pas persuadés de rester à l’écart; ils seraient seulement obligés de voter pour d’autres partis. » (47)
Luxemburg, Levi et Jogiches ainsi que d’autres députés qui souhaitaient participer aux élections ont été devancés sur cette question. Comme l’a souligné Bertram D. Wolfe: « En vain, elle (Luxembourg) a essayé de les convaincre que s’opposer à la fois aux Conseils et à l’Assemblée constituante avec leurs forces minuscules était une folie et une rupture de leur foi démocratique. Ils ont voté pour tenter de prendre le pouvoir dans la rue, c’est-à-dire par soulèvement armé. » (48)
Emil Eichhorn avait été nommé chef du département de police de Berlin. Un militant a souligné: » Membre du Parti socialiste indépendant et ami proche du défunt August Bebel, il jouissait d’une grande popularité parmi les ouvriers révolutionnaires de toutes nuances pour son intégrité personnelle et son dévouement authentique à la classe ouvrière. Sa position était considérée comme un rempart contre la conspiration contre-révolutionnaire et était une épine dans la chair des forces réactionnaires. » (49)
Le 4 janvier 1919, Friedrich Ebert, ordonna la destitution d’Emil Eichhorn, à la tête du Département de police. Chris Harman, l’auteur de La Révolution perdue (1982), a fait valoir: « Les travailleurs berlinois ont accueilli la nouvelle du licenciement d’Eichhorn avec une énorme vague de colère. Ils estimaient qu’il était renvoyé pour s’être rangé à leurs côtés contre les attaques des officiers et des employeurs de droite. Eichhorn a répondu en refusant de quitter le quartier général de la police. Il a insisté sur le fait qu’il avait été nommé par la classe ouvrière berlinoise et qu’il ne pouvait être destitué que par eux. Il accepterait une décision de l’Exécutif berlinois des Conseils des Ouvriers et des Soldats, mais pas d’autre. » (50)
La Ligue Spartacus a publié un tract qui affirmait: « Le gouvernement Ebert-Scheidemann a l’intention, non seulement de se débarrasser du dernier représentant des travailleurs révolutionnaires de Berlin, mais d’établir un régime de coercition contre les travailleurs révolutionnaires. » On estime que plus de 100 000 travailleurs ont manifesté contre le limogeage d’Eichhorn le dimanche suivant afin de » montrer que l’esprit de novembre n’est pas encore battu. » (51)
Paul Levi rapporta plus tard que même avec cette provocation, la direction de la Ligue Spartacus croyait encore devoir résister à une rébellion ouverte : « Les membres de la direction étaient unanimes ; un gouvernement du prolétariat ne durerait pas plus de quinze jours… Il fallait éviter tous les slogans qui pourraient conduire au renversement du gouvernement à ce stade. Notre slogan devait être précis dans le sens suivant : levée du renvoi d’Eichhorn, désarmement des troupes contre-révolutionnaires, armement du prolétariat. » (52)
Karl Liebknecht et Wilhelm Pieck ont publié un tract appelant à une révolution. « Le gouvernement Ebert-Scheidemann est devenu intolérable. Le comité révolutionnaire soussigné, représentant les ouvriers et les soldats révolutionnaires, proclame sa destitution. Le comité révolutionnaire soussigné assume provisoirement les fonctions de gouvernement. »Karl Radek a commenté plus tard que Rosa Luxemburg était furieuse contre Liebknecht et Pieck de s’être emportée avec l’idée d’établir un gouvernement révolutionnaire. » (53)
Bien que des manifestations massives aient eu lieu, aucune tentative n’a été faite pour capturer des bâtiments importants. Le 7 janvier, Luxemburg écrivait dans le journal Die Rote Fahne: « Quiconque a assisté à la manifestation de masse d’hier dans la Siegesalle, qui a senti l’ambiance magnifique, l’énergie que dégagent les masses, doit conclure que politiquement le prolétariat s’est énormément développé à travers les expériences de ces dernières semaines…. Cependant, leurs dirigeants, les organes exécutifs de leur volonté, sont-ils bien informés? Leur capacité d’action a-t-elle suivi le rythme de l’énergie croissante des masses ? » (54)
Le général Kurt von Schleicher, faisait partie de l’état-major de Paul von Hindenburg. En décembre 1919, il aide à organiser les Freikorps, dans le but d’empêcher une Révolution allemande. Le groupe était composé » d’anciens officiers, de soldats démobilisés, d’aventuriers militaires, de nationalistes fanatiques et de jeunes chômeurs « . Ayant des opinions d’extrême droite, von Schleicher a blâmé les groupes politiques de gauche et les Juifs pour les problèmes de l’Allemagne et a appelé à l’élimination des « traîtres à la Patrie ». (55)
Les Freikorps ont fait appel à des milliers d’officiers qui s’identifiaient à la classe supérieure et n’avaient rien à gagner de la révolution. Il y avait aussi un certain nombre de troupes privilégiées et hautement entraînées, appelées stormtroopers, qui n’avaient pas souffert des mêmes rigueurs de discipline, de difficultés et de mauvaise nourriture que la masse de l’armée: « Ils étaient liés par une série de privilèges d’une part, et une camaraderie combattante d’autre part. Ils risquaient de perdre tout cela s’ils étaient démobilisés – et sautaient sur l’occasion de gagner leur vie en combattant les rouges. » (56)
Friedrich Ebert, le nouveau chancelier allemand, était également en contact avec le général Wilhelm Groener, qui, en tant que Premier quartier-maître général, avait joué un rôle important dans la retraite et la démobilisation des armées allemandes. Selon William L. Shirer, le chef du SDP et le « commandant en second de l’armée allemande ont conclu un pacte qui, bien qu’il ne soit pas connu publiquement pendant de nombreuses années, devait déterminer le sort de la nation. Ebert a accepté de mettre fin à l’anarchie et au bolchevisme et de maintenir l’armée dans toute sa tradition. Groener s’engagea alors à soutenir l’armée pour aider le nouveau gouvernement à s’établir et à réaliser ses objectifs. » (57)
Le 5 janvier, Ebert fait appel à l’Armée allemande et aux Freikorps pour mettre fin à la rébellion. Groener témoigna plus tard que son objectif, en trouvant un accord avec Ebert, était de » gagner une part du pouvoir dans le nouvel État pour l’armée et le corps des officiers… pour préserver les éléments les meilleurs et les plus forts de la vieille Prusse « . Ebert était motivé par sa peur de la Ligue Spartacus et était prêt à utiliser « le pouvoir armé de l’extrême droite pour imposer la volonté du gouvernement aux travailleurs récalcitrants, quels que soient les effets à long terme d’une telle politique sur la stabilité de la démocratie parlementaire ». (58)
Les soldats qui sont entrés dans Berlin étaient armés de mitrailleuses et de voitures blindées et les manifestants ont été tués par centaines. L’artillerie a été utilisée pour faire sauter le front du quartier général de la police avant que les hommes d’Eichhorn n’abandonnent la résistance. « Un petit quartier a été donné à ses défenseurs, qui ont été abattus là où ils ont été trouvés. Seuls quelques-uns ont réussi à s’échapper par les toits. » (59)
Le 13 janvier 1919, la rébellion avait été écrasée et la plupart de ses dirigeants arrêtés. Parmi eux, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, qui ont refusé de fuir la ville, ont été capturés le 16 janvier et emmenés au quartier général du Freikorps. « Après interrogatoire, Liebknecht a été emmené du bâtiment, frappé à moitié conscient avec une crosse de fusil, puis conduit au Tiergarten où il a été tué. Rosa a été sortie peu de temps après, son crâne s’est fracassé, puis elle aussi a été chassée, touchée à la tête et jetée dans le canal. » (60)
Le matin des funérailles de Liebknecht, Käthe Kollwitz s’est rendue au domicile de Liebknecht pour offrir ses condoléances à la famille. À leur demande, elle a fait des dessins de lui dans son cercueil. Elle a noté qu’il y avait des fleurs rouges autour de son front, où il avait été abattu. Elle a écrit dans son journal: » J’essaie le dessin de Liebknecht comme une lithographie… La lithographie semble maintenant être la seule technique que je puisse encore gérer. Ce n’est pas du tout une technique, c’est si simple. Seuls les éléments essentiels comptent. » (61)